Elle porte sur sa peau les indices de sa puissance cachée, venue des temps où avec ses sœurs, aux côtés de ses frères elle vivait en harmonie avec les vallées et les oueds, les chèvres et les brins de blé, avec les rochers et les aigles.
Dans ses yeux, elle porte la richesse de son amour pour autrui, l’étincelle de vie pour la femme, l’enfant et l’homme.
Ses mains soignent, sa langue guérit, elle fait le feu qui nourrit et la pâte qui réchauffe, elle est le monde pour lui, son fils, son petit fils.
Son corps c’est bien le monde, de là tout est parti et tout y retourne, des empires se sont formés en tétant son sein, et ces empires se sont effondrés, elle, voutée, tordue, arquée, elle est toujours là, prête à rire. Elle est le monde, elle est la Nature.
Les hommes sont sortis de son ventre et arpentent désormais les territoires, là où elle a offert la vie, la tendresse, la nourriture, la compassion, ils ont répliqué par la force, l’exploitation et l’asservissement. Là où elle nourrit le rire ils nourrissent la fierté, là où elle partage, ils repartissent, là où elle donne, ils prennent. Mais ils finissent toujours par rentrer à la maison, et elle les accueille.
Ses mains, deux alchimistes qui changent la roche en foyer, la terre en fruits et en légumes, le fauve en gibier et le prédateur en allié… Elle a transformé les loups en chiens, le venin en antidote… Pourtant elle vit dans une cage, qu’elle transforme à son tour en infini liberté. Jedeya elle marche sur la terre, elle sait lire la montagne et le ciel, pas le Coran, pourtant ils l’ont fait sainte, c’était un de ses plus grands souhaits, paraît-il… Moi je vois quand elle rit, à s’en étouffer, qu’elle est là pour la vie, pas pour la mort, pas pour le récit de la vie et de la mort.
Son corps répète inlassablement une gestuelle engrammée depuis des siècle, il semble, une gestuelle issue de la domestication du blé et des bestiaux, une autre gestuelle venue de la péninsule arabique à cheval sous le croissant de lune, et puis plus au fond il en est une autre, tapie en elle, lorsque ses enfants et petits enfants souffrent d’un mal inexpliqué, ses mains tatouées et sa langue oeuvrent depuis le fond des âges, confondent le magique et le réel, le nouveau et l’ancien, le savon noir et les incantations païennes… Elle porte la mémoire elle, elle n’a pas été entièrement reformatée elle, elle ne cherche pas le contrôle du récit elle, elle n’est pas là pour le pouvoir elle, elle n’est pas là pour exploiter, partager, commander elle… La mémoire, la magie, un syncrétisme qui s’ignore, un fil de mémoire à remonter. Tu m’étonnes qu’ils aient voulu dominer les femmes, les asservir, ce sont elles qui portent le savoir, ce sont elles qui portent le monde, pour réaliser le leur, ses fils l’ont encagée dans sa maternité, le piège parfait d’une amoureuse prisonnière de l’amour, docile.
Alors elle pétrit, elle épeluche, découpe, bat, essuis, berce, torche, néttoie, fait revenir, console, allume, caresse, plie, caresse à nouveau, pétrit encore, fait revenir encore et encore ses fils et ses petits-fils autour de la table basse, pleins vides plein vides ils vont et viennent, conquièrent et s’effondrent, semoule semoule semoule, reviennent, mangent mangent mangent et repartent, reviennent, du thé du thé du thé, du sucre du sucre du sucre, de la viande, du blé, des gombos des artichauts du pain et puis silence….
Enfin, la nuit noire lui offre le repos, elle est le monde je vous dis, elle est la terre, dessus et en dessous. Elle éteint le monde de ses fils pour qu’ils trouvent le répis, puis repose son corps avant de rallumer le jour, le feu, la pâte, le thé pour ses geôliers, ses bourreaux, le fruit de ses entrailles retourné contre elle, une vitalité qui finit au café d’en face à boire un thé acre de politique d’économie et de religion.
Elle n’a pas dit son dernier mot, elle ne s’est jamais endormie celle qui parle la montagne et lit les aigles et le ciel, elle est juste là, sage, consciente que les choses bougent, changent et reviennent, différentes, prenant de nouvelles formes, pour de nouveaux usages. Il paraît que les femmes des terres du nord ont déjà commencé, que la vague se lève sur le patriarcat et que ses jours sont comptés, ça vient, doucement, peut-être pas pour elle ni pour sa fille mais sa petite fille déjà se lève, redresse un dos courbé par les fagots de bois et le four de terre cuite. Personne n’a oublié Elyssa, ni Kehina… Chacun son tour… La terre est ronde, les étoiles tournent, elles aussi elles tournent autour d’eux, et bientôt ils auront le vertige, le tournis, le nord sera le sud le haut sera le bas et la vie la mort, la chaine qu’elle a aux pieds se transformera en serpent et ses fils reviendront pour la servir, la protéger et la nourrir. Car en échange de tout ce qu’elle leur a donné, en échange de la chaire de sa chaire, quelque part entre ses fibules et ses tatouages, elle a gardé un morceau de leur âme d’homme, aussi virils aient-ils pu être, aussi forts ont-ils pu grandir, aussi puissants ont-ils pu devenir, ils reviendront la servir, car ils ont été créés pour cela.